NICARAGUA : Le sucre amer (février 2013)

(www.rel-uita.org / www.adital.org / appel 327 de Peuples Solidaires)

Originaire du sud-est asiatique, la canne à sucre est arrivée aux îles des Caraïbes dans le second voyage de Christophe Colomb, en 1494. Sa culture se répandit rapidement sur tout le continent. Le sucre est l’un des principaux produits d’exportation au Nicaragua et au Salvador.

Au nord-ouest du Nicaragua, dans la région de Chichigalpa, d’immenses plantations de canne à sucre sont à l’origine de l’industrie sucrière de cette zone, ainsi que de la production d’éthanol et du très fameux rhum Flor de Caña. C’est là qu’en 1898, la famille Pellas, originaire de Gênes,  s’est installée au Nicaragua. Pellas fonda la sucrerie, l’Ingenio San Antonio, l’une des plus grandes d’Amérique Centrale. L’entreprise sucrière couvre plus de quarante mille hectares. Un siècle plus tard, Pellas est le plus grand groupe international, qui opère dans le secteur bancaire, l’informatique, l’automobile et bien sûr, le fameux Ron Flor de Caña, le rhum à « cinq étoiles ».

C’est là aussi que des milliers de travailleurs ont donné les meilleures années de leur vie, dans des conditions de travail indignes. « Les coupeurs de canne étaient payés environ 46 centimes d’euros  la tonne, et un travailleur peut couper au maximum sept à huit tonnes de canne dans sa journée, en travaillant de 8 à 16 heures par jour. Certains travaillaient au milieu des cendres, après le brûlage des champs. La chaleur atteignait alors 50 °.-Ils n’avaient pas d’équipement de protection pour se protéger du sol brûlant. Ils transpiraient énormément et avaient besoin de boire beaucoup. « Comment pouvait-on savoir que cette eau-là était maudite ? Personne ne nous avait dit de ne pas boire celle des canalisations quand il faisait chaud, pour se mouiller la tête on utilisait l’eau de la plantation. Et pour les douches aussi, elles nous délassaient de la fatigue ».

Les travailleurs qui transportaient et appliquaient les pesticides ne disposaient d’aucune protection. « Je portais la pompe d’arrosage sur mon dos. Le poison coulait et me mouillait tout le corps. Nous buvions  l’eau des rivières, nous n’avions que ça, et nous ne savions pas qu’elle était polluée. Il y avait aussi l’épandage aérien de pesticides: ils épandaient le poison sans se soucier de notre présence. Quand ces avions passaient, les maisons, les jardins et les gens  étaient touchés. C’était un liquide qui sentait très mauvais, mais on ne pensait pas que ça pouvait être dangereux… »

Puis des travailleurs ont commencé à tomber malades. En 1996, un médecin de la sucrerie a révélé qu’il s’agissait de cas d’insuffisance rénale chronique (IRC). Cette maladie est irréversible, elle évolue très lentement,  l’état du rein s’aggrave peu à peu. L’entreprise a alors transféré les travailleurs sur un autre terrain, et les a soumis à des analyses médicales systématiques. Ceux qui étaient atteints d’IRC furent immédiatement licenciés, sans indemnités. On leur conseilla de s’adresser à la sécurité sociale pour obtenir une pension d’invalidité.

Le Dr Enrique José Urbina fut le premier à découvrir la présence d’agro-toxiques dans les points d’eau de Chichigalpa et à établir leur relation avec l’IRC, soutenu par les études du laboratoire de l’Université Autonome de León. Il travaillait alors à l’hôpital de l’entreprise San Antonio. Mais quand il rendit publique sa découverte, il fut licencié. Il mourut plus tard de l’IRC. Cette maladie était déjà, début 2000, l’un des principaux facteurs de mortalité du pays : 4 % des cas. Mais dans les départements de León et de Chinandega, le taux était de 11,8 % et de 12,5 %.

L’eau du département de León est contaminée, même si la pollution n’est pas due uniquement aux plantations de canne à sucre. Une recherche effectuée par la UNAN (Université Autonome du Nicaragua)  en 2006 révèle que 95 % des 26 puits qui alimentent le territoire nord-est du pays sont contaminés  par des désherbants, des fèces, des pesticides et des bactéries. La nappe aquifère de la plaine entre León et Chinandega a une concentration élevée de résidus agro-chimiques dont DDT, toxaphène, endrine, méthyle…

Les  cas d’IRC se multiplièrent. Face à la passivité des autorités publiques et de l’entreprise, les travailleurs victimes ont décidé de s’associer pour défendre leurs droits. En 2004 ils créent l’ANAIRC (Association Nicaraguayenne de travailleurs affectés par l’insuffisance rénale chronique) et leurs efforts obtiennent des résultats : le ministère de la santé (MINSA) ouvre un centre de dialyse à Chinandega, un centre d’hémodialyse à Managua, et le centre de santé de Chichigalpa fournit désormais de l’érythropoïétine, médicament important contre l’IRC. En 2004 également, la législation nicaraguayenne  reconnait l’IRC comme maladie professionnelle, ce qui ouvre le droit à une pension d’invalidité.

De 2005 à 2009, l’ANAIRC obtient de la sécurité sociale plus de 4300 pensions d’invalidité. Mais l’entreprise nie toujours sa responsabilité en soutenant que les causes de cette maladie ne sont pas liées à son activité. En 2009 un groupe de 200 anciens travailleurs de la sucrerie de San Antonio  tente de sensibiliser la population à leur lutte. Au terme d’une longue marche, ils arrivent dans la capitale et installent leur campement près des bureaux du groupe Pellas, distribuant des tracts aux passants, répondant aux questions des journalistes. Ils y resteront plusieurs semaines. « Ce n’est pas  pour nous que nous nous battons ! Nous savons que nous allons mourir mais c’est pour nos enfants. Nous ne devons pas cesser de lutter pour nos droits. Le groupe Pellas nous doit des indemnisations. Que nous reste-t-il d’autre ? »

Il est difficile de faire connaitre leur réalité:  au Nicaragua l’information circule peu. Même les journalistes ne semblent pas connaitre les preuves scientifiques de cette situation. Pour beaucoup de personnes, ces malades sont atteints d’une « maladie mystérieuse »…

A Chichigalpa, 45 000 habitants, près de 7000 personnes souffrent de l’IRC. Le cas le plus grave est celui de la communauté La Isla, appelée à présent « L’île des Veuves ». Cette communauté se trouve à l’intérieur de l’exploitation de canne, totalement entourée de cultures de canne à sucre. 70 % des hommes et 30 % des femmes sont affectés par la maladie rénale. Des familles entières en sont mortes. Bien des pères de famille sont décédés sans avoir pu obtenir une pension pour leur épouse. Celles-ci se retrouvent veuves, avec des enfants à élever.-Les jeunes qui vivent là pensent qu’ils devront affronter les mêmes problèmes et qu’ils mourront bientôt, car à Chichigalpa il n’y  a guère d’alternative pour l’emploi.

En 2006 la Banque Mondiale a prêté de l’argent au groupe Pellas pour construire la fabrique d’éthanol. Les travailleurs ont dénoncé que les pesticides et le manque de protection adéquate causaient une épidémie. La Banque Mondiale commanda une investigation à l’Université de Boston. Au bout de quatre ans, celle-ci publia un rapport dans lequel elle affirmait seulement qu’elle  n’avait trouvé aucun  lien direct entre les pesticides et l’IRC, bien qu’on ne puisse écarter le fait avec certitude !…

En mars 2009, l’Assemblée Nationale constitua une Commission de Santé pour aborder le thème de l’IRC avec l’Institut Nicaraguayen de Sécurité Sociale (INSS). L’objectif était de chercher une issue qui impliquerait le gouvernement et les entreprises privées. L’IRC était devenue un problème de santé publique. La Commission devait établir un document concernant les  instances du gouvernement et l’entreprise privée, co-responsables de la situation. Une proposition de loi devait aussi voir le jour, comme instrument juridique qui permettrait de prévenir et résoudre ce type de problème.

Le Président de l’INSS proposa que l’apport patronal pour risques professionnels passe de 1,5 à 5 %, ce qui permettrait de créer des fonds pour mieux prendre en charge  le personnel afffecté par la maladie. La réaction du patronat ne se fit pas attendre : un communiqué parut dans tous les journaux du pays, dans lequel le Comité National des Producteurs de Sucre attaquait les déclarations du président de l’INSS et ne reconnaissait aucune relation directe entre l’agroindustrie et l’IRC.

Depuis deux ans seulement, les grandes agences internationales de journalisme ont découvert qu’au Nicaragua et au Salvador, des dizaines de milliers de travailleurs de la canne à sucre meurent d’insuffisance rénale chronique En janvier 2013,  nous apprenons que le photographe professionnel Esteban Félix a réalisé une vidéo, après avoir passé des journées avec les victimes de l’IRC  dans les environs des champs de canne de San Antonio, à Chichigalpa.

On ne se fait pas d’illusions à Chichigalpa. « On sait qu’il ne nous donneront rien, dit Carmen Ríos, de l’ANAIRC. Ils sont trop puissants par rapport à nous. Mais on exige au moins que ça se sache, et que dans l’Europe riche on parle des désastres provoqués par les poisons de ces entreprises. Et aussi notre indignation à nous seuls, du Nicaragua des pauvres, pour l’honneur et l’approbation officielle réservés au patron de l’Ingenio San Antonio, la fabrique de sucre, de l’éthanol, du méthanol, du bon rhum… et de milliers de maladies rénales… »

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