PEROU : Stérilisations forcées. Les mouvements contre-attaquent.

(ALTERINFOS Juin 2013 )

De 1996 à 1998, plus de trois cent mille femmes furent soumises à un programme de stérilisation forcée durant le régime de Fujimori. Le mouvement des femmes réussit à freiner les stérilisations et à entreprendre les démarches de jugement des responsables. Après des années de manœuvres dilatoires, le procès fut réouvert fin 2012.

Octobre 1995. Durant la 4ème Conférence sur les Femmes, le comité péruvien eut un accompagnant inattendu : l’unique chef d’Etat masculin qui s’était présenté à cet évènement : Alberto Fujimori. Le président péruvien était venu à Beijing avec un programme de Contraception Chirurgicale Volontaire (AQV) sous le bras et un sourire hollywoodien sur la  face. « Les femmes péruviennes doivent être responsables de leur destin ! »avait-il déclaré. L’Etat allait permettre aux familles de faibles ressources d’accèder aux méthodes de planification familiale dont jouissaient les familles aisées. Il leur proposa de se réunir pour leur présenter le projet.

« Ce fut une grande mise en scène », se souvient l’avocate et sociologue féministe Giulia Tamayo. « Il faut que j’entre à cette réunion. Je vais l’avertir qu’il ne s’avise pas de toucher aux femmes indigènes »! dit Hilario Supa, l’une des femmes leaders indigènes les plus respectées et représentant la Fédération de Femmes de Anta. « Moi je n’entre pas », dit Tamayo. Le mouvement féministe, qui compte des années de coordination entre femmes rurales et urbaines, était très impliqué dans la lutte pour la démocratie et la défense des droits humains. Alberto Fujimori, – actuellement en prison pour crimes de lèse-humanité -, avait fait un putsch en 1992 et mis en place un vaste programme de privatisations et d’autres mesures néolibérales.

Peu de temps après, Hilaria Supa envoya une cassette à Giularia Tamayo.  Les voix enregistrées de femmes paysannes parlant quechua dénonçaient qu’à un certain moment du projet fujimoriste,  le programme AQV avait perdu son V, c’est-à-dire qu’il ne s’agissait plus d’une contraception chirurgicale volontaire, mais obligatoire.

Tamayo commença fin 1995 à rencontrer des femmes qui avaient été stérilisées. Avec l’aide de Supa, elle fit parler les femmes andines de Anta et Ayacucho qui, même en sachant qu’elles pouvaient disparaître à tout moment, avaient été les premières à réagir.

« J’ai trouvé des évidences de quotas, de programme coercitif. Le rapport contient 250 cas, mais les témoignages étaient bien plus nombreux et couvraient tout le pays », Grâce à ce rapport, le premier qui fut réalisé et qui par la suite donna lieu au documentaire « Nada Personal », on découvrit l’envergure du programme.

Dans les zones plus pauvres, les quotas étaient plus élevés. Pour parvenir au chiffre assigné à chaque centre médical, on organisait des festivités autour de la ligature des trompes, des danses, des feux d’artifice, des séances gratuites chez le dentiste ou la coiffeuse. Aux femmes les plus pauvres, on promettait un appareil dentaire, des lunettes ou tout simplement quelques kilos de blé ou de riz, qui parfois restaient à l’état de promesse.

Les insultes racistes et les menaces étaient courantes. « Aujourd’hui, au Pérou, il n’y a que les riches qui peuvent avoir autant d’enfants ! »Souvent, on les sortait de leur maison en les trainant littéralement, en les  menaçant de les accuser de terrorisme, elles ou leur mari. Au milieu du conflit armé qui fit 69 280  victimes, être accusé de terrorisme était déjà une sentence de mort.

Dans certains cas, les femmes ne savaient même pas qu’elles allaient être stérilisées. Juste après l’accouchement ou sous prétexte de les vacciner, on les avait anesthésiées et opérées sans plus attendre. Parfois même sans l’anesthésie nécessaire. Et après l’opération, sans assistance médicale. Bien des femmes développèrent une infection. On enregistra 18 femmes décédées à la suite de ces interventions, mais sans doute y en eut-il davantage.
Une étude pour la Défense des Droits des Femmes estime qu’entre 1996 et 98, trois cent mille femmes furent stérilisées et seize mille hommes subirent une vasectomie. La grande majorité ne dénonça pas les faits. Actuellement 2086 cas sont en attente de jugement.

Dans la tradition quechua et aymara, l’idée de fertilité de la femme est très liée à la fertilité de la terre. Les femmes stérilisées durent non seulement surmonter leurs propres douleurs, mais aussi la stigmatisation devant leur communauté qui les répudiait parce que, étant devenues stériles, elles allaient stériliser la terre. Dans le cas de Anta, Hilaria Supa et douze autres femmes firent échec à la stigmatisation en associant à la défense de leur corps, la défense du territoire, revendiquant leur identité indigène et la protection de la terre face aux agressions externes. Les femmes de Cusco inventèrent des rituels de purification  avec la feuille de coca et inspirèrent les femmes d’autres régions.

Pour Tamayo,  le programme était avant tout une question de ressources. « Il était moins onéreux de stériliser des femmes que d’investir dans la contraception et l’éducation. C’était la manière la plus rapide de réduire les indices de mortalité maternelle et le taux de natalité, mal vus par la Banque Mondiale et par tous les critères de modernité. Le taux de fécondité devait être réduit drastiquement, cela faisait partie des négociations avec le FMI ». On était au moment de la renégociation de la dette et de l’obtention de crédits, et dans une interprétation néo-malthusienne de la pauvreté, la démographie importait beaucoup : trop de personnes et trop peu de ressources. Fujimori, professeur de mathématiques devenu dictateur, avait fait ses comptes.

Vers juin 1996, quelques médias publièrent des preuves du caractère obligatoire des stérilisations. Ces dénonciations mirent l’Etat dans une situation délicate face à ses financeurs, dont l’USAID, principal donateur. Mais la polémique éclata dans toute sa force en juin 1998, avec le reportage du cas de Mamérita Mestanza. Sa mort après l’opération laissait sept orphelins. Face à la réaction publique, l’Etat péruvien opta pour freiner les stérilisations et détruisit toutes les preuves du programme.

Entre scandales de violations des droits humains et corruption, Fujimori s’enfuit du pays en 2000. Pour Tamayo, « les stérilisations ont été la touche finale. Les gens qui se croyaient à  l’écart du conflit armé et des disparitions voyaient qu’ils pouvaient avoir dans leur famille une femme stérilisée ».
En 2003, devant la Cour Interaméricaine des Droits Humains, l’Etat du Pérou s’engagea à  faire réparation aux victimes et faire avancer les jugements. Mais ceux-ci ont trainé durant des années jusqu’en novembre 2012, pour que la réouverture du dossier contre les ministres de la Santé, huit hauts fonctionnaires et Fujimori lui-même soit annoncée.

Cependant, la représentante des personnes affectées, Gloria Cano, déclara que « en tenant compte du nombre de victimes, il faudrait un procureur qui s’y consacre de manière exclusive. Si l’Exécutif ne fait pas pression  en créant une commission propre, il est bien difficile que l’investigation se réalise ».

Hilaria Supa transmet la principale demande des intéressées : « Que ces faits soient dénoncés devant la justice et que la Justice châtie Fujimori et ses ministres ». Mais les structures fujimoristes sont demeurées intactes ! « Aguinaga, qui fut le ministre de la Santé sous lequel ce programme a été lancé, est l’homme fort du Congrès ! Ce sont tous ces intérêts que l’on ne veut  pas toucher!… »

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