Entretien avec Ana Elena Barrios, militante sociale sur la frontière entre Mexique et Guatemala. (26 janvier 2015)

« La complicité entre les réseaux de trafic de migrants et la police mexicaine est évidente ».

Spécialisée en psychologie sociale et interculturelle, et violences politiques, Ana a travaillé neuf ans avec des personnes migrantes. D’abord comme volontaire à la Casa sel Migrante de Ciudad Juárez ( frontière nord du Mexique). Puis deux ans en France, dispensant l’attention psychologique aux demandeurs d’asile et aux réfugiés. La militante travaille depuis six ans au Chiapas avec des communautés paysannes et indigènes. Dans l’organisation civile « Communication et Formation », elle effectue un travail psycho-social avec des familles de disparus. L’investigation constitue un autre aspect de son travail solidaire. En 2009 elle publie un livre, résultat d’une année de travail et diagnostic de la situation des personnes migrantes de la frontière sud du Mexique, dans leur triple condition d’origine, de transit et de destination de migrants.

Le Chiapas, où tu exerces ton travail social, est un important lieu de passage frontalier pour la migration centro-américaine qui se dirige vers les Etats-Unis. Quelle est la réalité quotidienne sur les presque mille km de frontière qui séparent le Mexique du Guatemala ?
Mouvement très intense de personnes, de marchandises, légales et surtout illégales, sources de négoces multimillionnaires. Il est bien difficile d’avoir des chiffres précis sur le thème de la migration – surtout l’irrégulière -, mais nous estimons que chaque année, ce sont 400 000 personnes d’Amérique Centrale qui traversent la frontière sud du Mexique avec, en majorité, l’intention d’arriver aux Etats-Unis. Ce sont des personnes qui, pour la plupart, fuient la violence et la pauvreté de leur pays : des hommes, des femmes, des jeunes, garçons et filles, en famille, en couple, parfois seuls, ou avec un « pollero » (trafiquant de personnes).

La réalité de ces mille km est une diversité de points de croisement, qui indiquent aussi des routes de passage. Il existe des routes prédominantes, déterminées par l’accès au train de marchandises qui sert de moyen de transport aux migrants. Mais il y a aussi beaucoup d’autres voies, moins visibles, mais aussi intenses en termes de flux de personnes et de situations critiques.

Ce mouvement intense de personnes est marqué par la présence croissante de policiers, de postes de contrôle migratoire et d’une diversité de groupes de délinquants. La ligne frontalière est en réalité assez poreuse et peut se franchir avec facilité. Le contrôle et la persécution commencent après, sur les routes et dans les points de passage importants. Et cette dynamique de contrôles, de détentions et d’agressions est aux mains des autorités mais aussi et surtout du crime organisé, ( dans la majorité des cas avec consentement des autorités). Ce phénomène n’existe pas que dans le sud du pays, il s’étend sur tout le territoire. Sur les 400 000 personnes qui entrent par la frontière sud, on estime que 10 % seulement réussissent à atteindre la frontière nord.… c’est pourquoi nous disons qu’en réalité le Mexique tout entier est une frontière qui fonctionne comme un mur vertical qui retient les personnes de manières très violentes.

Dans quel contexte socio-économique se produisent ces faits ?
Il ne faut pas oublier que le Chiapas est l’une des régions du Mexique avec la plus forte concentration de ressources stratégiques (eau, minéraux, pétrole, bois précieux…). C’est un élément clé pour comprendre les actions gouvernementales. L’an dernier le gouvernement a lancé le « Plan pour le développement de la frontière sud » : il a été créé sans politique publique, sans cadre juridique vérifiable. Il a un objectif de sécurité nationale qui a engendré une plus forte présence de l’armée, de la marine, et un corps de police de création récente, la « Gendarmeria Nacional ».
Le responsable dudit programme tient un discours de développement, parle de la mise en œuvre de différents mégaprojets pour cette « région oubliée ». En fait nous assistons à des réformes constitutionnelles qui ouvrent l’accès du territoire aux entreprises transnationales, surtout à l’industrie extractive, ce qui signifie expulsion des territoires et déplacement forcé des populations. Les actions de militarisation permettent un double contrôle : celui des flux migratoires et celui de la population, spécialement celle qui défend sa terre.

Et ce train que vous nommez « La Bestia » et qui traverse le territoire mexicain en direction du supposé « rêve américain »? pourquoi l’appelle-t-on aussi le « train de la mort » ?
Par la quantité de personnes migrantes qui perdent la vie chaque jour, et celles qui demeurent handicapées à vie à la suite d’un accident survenu dans ce train. Pour diverses raisons : souvent les personnes qui voyagent sur le toit du train glissent et tombent, vaincues par la fatigue et la faim. Dans d’autres cas il s’agit de personnes qui ont pris le train déjà en mouvement parce qu’on les a empêchées de monter à l’arrêt. C’est très dangereux car les roues en mouvement ont une grande force.

Il y a aussi les « opératives de migration » c’est-à-dire que les agents de l’Institut National de Migration arrivent dans le but de réaliser des détentions massives, alors les personnes sautent du train en marche pour ne pas être arrêtées. Et puis il y a les zones contrôlées par le crime organisé : les migrants sont délibérément poussés en bas du train par des délinquants, des groupes criminels qui font payer le « droit de place », entre 100 et 300 dollars. IIs ont pris le contrôle de certaines zones pour pouvoir extorquer les voyageurs. Si les gens ne peuvent payer, on les pousse hors du train ou même on les assassine. C’est une violence sans nom. Le plus terrible, c’est que souvent ce sont des jeunes, encore mineurs, souvent drogués, utilisés comme « chair à canon » pour l’extorsion des voyageurs.

Quel est le rôle des autorités migratoires, police et armée, sur la frontière avec le Guatemala ? A-t-on constaté des liens entre groupes criminels ?
Les autorités mexicaines ont, sur ce sujet comme sur d’autres thèmes, un double langage : d’un côté, le discours gouvernemental et institutionnel qui promet protection et sécurité, avec des euphémismes pour paraitre plus respectueux des droits humains. De l’autre, la réalité est marquée par des actes sytématiques de violence, dans lesquels le plus souvent il y a collusion entre les différentes autorités, non de manière ponctuelle, mais systématique, voire institutionnalisée.

La Commission Nationale des Droits Humains évalue à 11 000 par an les séquestres de migrants au Mexique. Que se passe-t-il sur la frontière entre Mexique et Etats-Unis ? A-t-on dénoncé, par exemple, l’industrie du séquestre pratiquée par les cartels du narcotrafic ?Quel rôle exercent les autorités locales et celles de l’Etat ?
En réalité, ce nombre de 11 333 séquestres concerne une durée de six mois et le nombre réel est sans doute bien supérieur car la majorité des cas ne parviennent jamais à aucune institution de droits humains : les personnes ont une peur terrible d’apporter leur témoignage. Dans le rapport de la Commission il y a des témoignages terrifiants qui montrent clairement la participation directe des différentes autorités dans les séquestres et leur complicité totale avec les cartels. Le risque de séquestre pour les personnes qui transitent par le Mexique est très élevé, car cela représente un négoce juteux.

Existe-t-il une violence spéciale envers les femmes ?
Oui et c’est terrible… le machisme qui voit le corps des femmes comme un objet atteint des dimensions terrifiantes… La femme migrante est harcelée en permanence, abusée sexuellement par les différents hommes qui croisent son chemin migratoire : « pollero », compagnon migrant, délinquant, et aussi les autorités. On dit que six femmes sur dix sont victimes de viol, et neuf sur dix d’un abus sexuel quelconque. A tel point que la majorité des femmes qui migrent, avant de quitter leur foyer se font injecter un contraceptif de manière préventive.

N’y a-t-il pas d’histoires de solidarité dans cette mésaventure cruelle ? On cite souvent le rôle de « Las Patronas » de Veracruz, un groupe de femmes qui assistent les personnes qui réalisent l’itinéraire Mexique-Etats-Unis du sud au nord (3200 km)? ……. A SUIVRE !

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