MEXIQUE – La lutte exemplaire du corps enseignant.

(Revue Envío n° 415, octobre 2016, extraits – Trad. B. Fieux)

Durant l’été 2016 on a vu clairement l’essence de la réforme éducative : la voracité prédatrice de ceux d’en haut pour détruire les droits du travail et mercantiliser l’éducation.

Au Mexique, les maitres de l’éducation de base ont une longue histoire de lutte. Après plusieurs irruptions qui donnèrent naissance à différentes organisations, le Syndicat National des Travailleurs de l’Education surgit il y a 73 ans, ce fut le plus grand d’Amérique Latine.

Très vite, le régime imposa des dirigeants et, en échange de certaines prestations, utilisa cet immense instrument  qui, par sa présence, arrivait jusqu’aux points les plus éloignés du territoire national, pour contrôler les résultats électoraux du parti de l’Etat.  Bientôt surgit la résistance interne, il y eut des luttes pour la démocratisation et pour le bien-être des travailleurs; elles furent toujours réprimées. Fin 1979  surgit la Coordination  Nationale des Travailleurs de l’Education ( CNTE) au profil démocratique.

Les batailles ont été nombreuses à  la CNTE pour démocratiser une structure autoritaire. Bientôt elle s’écarta de la tutelle officielle, organisant des sections dans plusieurs Etats du pays. A partir de 2013 ses luttes prirent un nouveau tournant quand s’imposa l’une des réformes libérales ordonnée par Peña Nieto.

Du rejet fondamental  à la réforme éducative.
Les maitres qui s’opposèrent à la réforme démontrèrent, par une grande quantité de données et de documents, que cette réforme provenait des idées directrices de centres internationaux de pouvoir qui, avec leur empressement à maintenir les avantages du capitalisme, convertissant tout en marchandise, avançaient vers les processus de privatisation.

La réforme fut impulsée et imposée au Mexique par de puissants groupes de chefs d’entreprises qui s’employèrent à dénigrer les enseignants et à exiger des contrôles qui portent atteinte à leurs droits au travail. La réforme n’améliorait pas la qualité de l’éducation, ni la collaboration et le travail collégial, elle promouvait l’individualisme et l’esprit de compétition.  L’Etat abandonnait sa responsabilité de résoudre les besoins matériels de l’éducation publique  et, avec la duperie d’une prétendue « autonomie », transférait aux parents la responsabilité du financement et du fonctionnement des écoles. Résultat : l’éducation de base cesserait d’être gratuite.

La réforme promouvait dans l’éducation publique une gestion d’entreprise. Elle utilisait vis-à-vis du corps enseignant une évaluation punitive et généralisée, sans tenir compte des différents contextes socio-culturels du pays. Et elle cherchait à supplanter le corps enseignant actuel par des gens dociles aux intérêts du grand capital.
L’ex-recteur de la UNAM, Pablo González Casanova, l’évêque Raúl Vera et bien d’autres se sont prononcés contre la réforme éducative parce qu’elle violait l’esprit et la lettre de la Constitution dans les articles qui sauvegardent l’éducation et le travail, et parce qu’elle signifiait une rupture du pacte social.

Ils la critiquèrent parce qu’elle était née d’une action autoritaire articulée sur le modèle néolibéral, parce qu’elle avait été rédigée en tournant le dos à la société et non par consensus avec le corps enseignant qui soutient le système éducatif national.
Dès le premier moment, la CNTE entreprit une forte résistance contre la « réforme éducative ». Plus récemment, dès le 15 mai, jour où le Mexique célèbre la Journée du Maestro, et jusqu’après les Fêtes de la Patrie en septembre, la CNTE a pratiqué une lutte intense de quatre mois avec une grève nationale, des arrêts de travail, des marches, des blocages de routes, des occupations d’édifices publics et le boycott de grands centres commerciaux et transnationaux.

Grèves, blocages, occupations, marches…
Au début, les autorités dirent qu’elles allaient dialoguer avec les maîtres  en lutte si, préalablement, ceux-ci acceptaient la réforme contre laquelle précisément ils luttaient. Ceci, naturellement, ne fit qu’aggraver le conflit.
Au départ, la lutte se développa dans les quatre Etats où la CNTE était hégémonique : le Chiapas, l’Oaxaca, le Guerrero et le Michoacán. Bientôt des entités du centre et du nord du pays s’y joignirent en quantité par des marches fédératives. Fin mai, 200 professeurs d’Université  publièrent un document dans lequel ils analysaient que la réforme éducative portait atteinte aux droits constitutionnels, droits du travail et droits humains  des enseignants du pays. Ils proposèrent un débat national et appelèrent le gouvernement à dialoguer avec la CNTE.

Début juin, le refus de la réforme éducative gagna l’appui d’autres secteurs dont le mouvement d’Ayotzinapa. Marches, blocages de routes, occupations d’édifices se multiplièrent et une caravane partie du sud du pays se dirigea vers la capitale. A la mi-juin, la CNTE décida de s’adresser aux plus hautes sphères du gouvernement fédéral. Le gouvernement réagit violemment en procédant à l’arrestation d’importants leaders syndicaux et en les incarcérant en prison de haute sécurité. Il ne comprenait pas qu’il était devant une organisation démocratique. Le corps enseignant ajouta à ses demandes la libération des collègues injustement détenus et accrut ses protestations.

Le 19 juin, après avoir expulsé les enseignants qui bloquaient un carrefour, les forces de police se dirigèrent vers le village de Nochixtlán et tirèrent contre la population, causant 8 morts et plus de 100 blessés. Le gouvernement dit ensuite que les policiers n’étaient pas armés, mais des photos de reporters étrangers les montrent non seulement armés, mais en train de tirer.  Le gouvernement voulut se justifier en prétendant qu’il y avait eu un affrontement, tentant de se  défendre par une fausse version, comme pour Ayotzinapa. Mais la réaction nationale et mondiale ne se fit pas attendre. Des organisations académiques, ecclésiales, populaires, estudiantines, d’artistes, de centres des droits humains et de divers secteurs de la société civile répudièrent le massacre, demandant la vérité, la justice et la fin de la répression.

Dans  plusieurs villes du Mexique il y eut des manifestations massives condamnant l’agression  et l’utilisation démesurée et arbitraire des forces de police.
Le bureau mexicain du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Droits Humains incita le gouvernement à effectuer une investigation indépendante, rapide, exhaustive et impartiale de la répression exercée à Nochixtlán.

Du dialogue, pas du sang !
Fermes dans leur lutte, les maestros annoncèrent que les mobilisations se poursuivraient jusqu’à l’installation d’une table de dialogue avec le Secrétaire du Gouvernement, étant donné que celui de l’Education avait été incapable de résoudre le conflit et qu’on en était arrivé à verser le sang.

Le scandale de la répression à Nochixtlán obligea le gouvernement à accepter le dialogue avec les enseignants. Au cours du dialogue, ceux-ci, conscients que ce dialogue s’était ouvert grâce à leurs intenses mobilisations, exigèrent que cessent les licenciements, les retenues de salaires, les évaluations punitives ordonnées par la réforme éducative. Et suggérèrent que l’on établisse un modèle qui garantisse une éducation publique intégrale.

Le Président insista : la réforme éducative n’était pas sujette à négociations. Mais les protestations continuèrent et s’amplifièrent.  Dans 19 Etats du Mexique il y eut des marches de médecins, d’infirmières en solidarité avec les maîtres dissidents. Les évêques du Chiapas demandèrent que le gouvernement écoute les enseignants. Des secteurs de plus en plus nombreux se joignirent à cette pétition.

Comme il fallait s’y attendre, le secteur des entreprises intervint dans le conflit en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il  maintienne la réforme et l’exhorta à utiliser la force pour disloquer les barrages de routes. Ils réalisèrent aussi une intense campagne médiatique, argumentant que les barrages produisaient un grand désapprovisionnement. Mais plusieurs reportages de journalistes indépendants montrèrent que sur les marchés populaires on trouvait de tout et que les seuls lésés étaient les grands centres commerciaux, car dans les barrages les enseignants ne faisaient obstacle qu’aux véhicules des transnationales.

Le soutien aux enseignants grandit.
Fin juin, des maestros jusqu’ici soumis à la tendance gouvernementale du Syndicat commencèrent aussi à se rebeller. Début juillet, le gouvernement promit réparation des dommages de Nochixtlán. Et la CNTE continuait d’insister que pour résoudre le conflit il fallait revoir la réforme éducative.  Tandis que le Secrétariat du Gouvernement menaçait, disant que le temps passait et qu’il allait bientôt faire retirer par la force les barrages qui gênaient tant les entreprises, la CNTE avertissait que la violence ne ferait que raviver le conflit.

Des dizaines de maires et d’autorités locales du secteur agraire rejetèrent l’ultimatum gouvernemental et prirent la défense des enseignants. Et les présidents municipaux de Oaxaca annoncèrent qu’ils avaient l’intention d’étendre le mouvement à tous les municipios de la région. Les indigènes juchitecos montèrent une grande cuisine communautaire pour appuyer la lutte des maestros.  18 jours après le massacre de Nochixtlán, les autorités fédérales visitèrent la localité et promirent la réparation intégrale des dommages, mais l’enquête n’avançait pas.

Deux mois après ces faits, les habitants, pères de famille et maestros de la CNTE firent une marche dans la capitale, exigeant le châtiment des responsables et dénonçant que le gouvernement inventait des mensonges  pour expliquer les évènements de Nochixtlán et faire peser la responsabilité sur les victimes.

On connut les détails des évènements de Nochixtlán. L’hôpital communautaire de la localité souffrit des attaques des forces armées mexicaines et se convertit en hôpital de guerre assiégé par les militaires  qui tentaient d’entrer pour sortir les blessés.

Le visiteur général de la Défense des Droits Humains des Peuples de Oaxaca qualifia de partiale l’investigation que réalisaient les membres de la commission législative des faits survenus à Nochixtlán, puisqu’on n’écoutait pas toutes les parties.

La Commission spéciale du Sénat pour le cas Nochixtlán remit son rapport fin août. Le Comité des Victimes le remit en cause, alléguant qu’il ne contenait pas de témoignages des personnes affectées, mais seulement ceux des agresseurs. Il demanda la création d’un bureau spécial pour enquêter sur les opérations avec participation internationale  qui rendrait crédibles les résultats de l’enquête.

Simulation d’accords, « tables de dialogues ».
Il fallait un débat national pour construire, avec tous les secteurs, une véritable transformation du modèle éducatif.

La CNTE a toujours exigé la résolution de trois demandes concrètes :

  • la suspension permanente de la réforme,
  • la construction d’un modèle intégral d’éducation,
  • la réparation immédiate des effets nocifs de la réforme.

Vers un autre projet.
La Secrétaire d’Education présenta un nouveau modèle éducatif avec plans et programmes mais son iniciative créa une nouvelle tension. Des spécialistes en investigation éducative analysèrent cette nouvelle proposition et la trouvèrent contradictoire et insuffisante  pour garantir une authentique éducation ; ils dirent que la réforme éducative portait atteinte au droit des enfants à recevoir une bonne éducation.

Les maitres dissidents présentèrent un document intitulé « Processus de construction du projet d’éducation démocratique », tout en qualifiant d’échec la proposition de la Secrétaire d’Education. Ils avertirent qu’ils ne se rendraient pas aux forums programmés par cette Secrétaire parce qu’ils ne valideraient pas un processus truqué.

Une Résistance qui devient conflit national.
Marches et blocages de routes se poursuivirent et on en vint à bloquer des voies ferrées. De leur côté, les chefs d’entreprise continuèrent de tenter de faire échouer tout plan qui affecterait la réforme éducative qu’ils défendaient. L’organisation entrepreneuriale Mexicanos Primero annonça qu’elle ferait objection à tout pacte contre la réforme éducative.

La Confédération Patronale de la République Mexicaine présenta une demande pour que l’on enquête sur « les graves violations aux droits humains » causées dans plusieurs Etats par la CNTE, tout en sollicitant le gouvernement de ne pas céder aux « chantages » des maitres dissidents.  La Confédération des Chambres Industrielles se plaignit que les actions des enseignants affectaient de multiples activités industrielles.

La Conférence de l’Episcopat mexicain déclara qu’il était prioritaire d’ouvrir des espaces pour que gouvernement et société décident des étapes à franchir dans ce conflit. En quelques années, la réforme éducative imposée a produit un conflit qui a finalement bouleversé la vie nationale.

Les menaces continuent, la résistance aussi…
Des experts en éducation rappelèrent que c’est depuis le mandat de Vicente Fox que l’initiative privée cherche comment contrôler l’éducation nationale. L’écrivain Adolfo Gilly explique que l’éducation n’est ni une industrie, ni un commerce, ni un système bancaire et financier, basé sur le capital. Et il félicita les milliers de maîtres qui étaient restés durant des mois dans les intempéries pour les « plantons », et les dizaines qui ont supporté la prison, et tous ceux qui ont perdu la vie dans cette lutte.

Le 12 août quelques dirigeants détenus furent libérés. L’initiative privée déplora cette libération. Le Secrétaire de Gouvernement avertit que si le dialogue ne fonctionnait pas il utiliserait la force.…

L’Institut National pour l’Evaluation de l’Education informa que l’évaluation devait être une démarche volontaire, sauf pour les professeurs qui avaient obtenu de mauvais résultats l’année précédente… Mais en 2017, l’évaluation obligatoire reprendrait, imposée par la Réforme Educative.  Avec les menaces sous-entendues, le conflit repartait de plus belle.

Le calendrier scolaire.
Devant les résultats insuffisants des tables de dialogue, la CNTE en Assemblée décida de poursuivre la grève et de ne pas retourner en classe… Les maitres argumentaient que mieux valait perdre des heures de classe que perdre l’éducation publique. Les classes devaient reprendre le 26 août, et le gouvernement annonça qu’il licencierait des centaines d’enseignants dans plusieurs Etats si la rentrée ne s’effectuait pas normalement. La CNTE répondit que cette intimidation ne ferait qu’aggraver le conflit et qu’elle s’engageait, une fois le conflit résolu, à appliquer les programmes afin que les étudiants récupèrent les cours manqués. La lutte continue…

La CNTE évalue que ces 4 mois de lutte intense ont été fructueux, ils ont empêché l’application d’une réforme qui ne visait pas à un modèle éducatif meilleur. « Ce pays mérite une éducation gratuite et de qualité, » a dit le poète Javier Sicilia, « ces enseignants sont la réserve morale qui reste encore dans le pays ». Actuellement, – le 20 novembre -, la CNTE se prépare à réoccuper les rues…

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