MEXIQUE – Les narcos ont infiltré toutes les institutions mexicaines…

(Entrevue avec le prêtre mexicain Alejandro Solalinde,
recueillie par Pablo Moiola -Noticias Aliadas – 11/08/2017 – Trad. B. Fieux)

Chaque année des milliers de migrants centro-américains tentent de traverser le Mexique pour parvenir à la frontière nord et entrer illégalement aux Etats Unis. C’est un voyage épuisant et très périlleux à cause des narcotraficants et des autorités locales. Très peu atteignent leur but. La plupart font demi-tour ou restent en chemin, supportant violences et abus, et mettent en danger leur vie même.

C’est dans ce cadre que se situe la tâche du Père Alejandro Solalinde, prêtre mexicain de 72 ans, fondateur de l’auberge des migrants « Frères en chemin » qui accueille les migrants à Ixtepec, dans l’Etat mexicain de Oaxaca. Pablo Moiola, collaborateur de Noticias Aliadas, s’entretient avec le Père Solalinde, nominé pour le Prix Nobel de la Paix 2017, qui vit depuis des années avec une escorte armée à cause de la sentence de mort décrétée contre lui par les narcos, qui font de gros bénéfices aux dépens des migrants.

Père Solalinde, comment vous définiriez-vous ?
En premier lieu je dirais que je suis un missionnaire catholique. Je travaille à Ixtepec, dans l’Etat de Oaxaca, dans l’auberge-refuge pour migrants. J’ai commencé en 2005, quand j’ai demandé à mon évêque pour m’occuper d’eux. Ce ne fut pas facile, parce qu’il semblait que c’était une perte de temps qu’un prêtre se consacre aux gens de la rue, aux migrants. Mais finalement, j’ai obtenu la permission.

Combien de personnes ce refuge reçoit-il ?
En ce moment, l’Auberge des Migrants accueille une centaine de personnes par jour. Les migrants restent quelques jours, trois jours au plus, avant de continuer leur chemin.

D’où proviennent-ils ?
Surtout du Honduras, du Salvador, du Guatemala, du Nicaragua. Mais aussi du Brésil, du Costa Rica, d’Equateur, du Panama, et du Venezuela, et aussi du Belice. Presque toujours ils viennent seulement pour tenter de traverser en direction des Etats-Unis. Selon les statistiques, 50% d’entre eux restent au Mexique, tandis que 25% renoncent et repartent chez eux.

Et combien arrivent au but final, au « paradis » états-unien ?
Selon les chiffres, 25% des migrants atteignent leur but et réussissent à entrer aux Etats-Unis de Donald Trump. Celui qui contrôle la frontière, ce n’est pas le Mexique ni les Etats-Unis, mais le crime organisé. Si tu paies ou si tu fournis de la drogue, ils s’arrangent pour te laisser passer. Il n’y a pas de mur qui vaille, si sophistiqué soit-il.

En Europe la majorité des migrants sont des hommes jeunes. Et là?
Là aussi, en majorité ce sont des jeunes. Je calcule qu’ils sont à peu près 80% du total. Mais il y a aussi des enfants et des femmes. J’ai vu peu de personnes âgées, probablement elles se résignent à rester dans leur lieu d’origine. Et il y a aussi les malades qui restent à la maison. Ce sont les personnes jeunes et en bonne santé qui voyagent.

Comment se déroule une journée typique dans l’auberge de Ixtepec ?
Aucun jour n’est semblable à l’autre, mais une chose est la même : chaque journée est toujours très intense. Tôt le matin – vers les 5h30 – je prie et je lis l’Evangile du jour. Je fais des exercices. Je lave et repasse mon linge, si je veux qu’il soit propre. Personne ne doit le faire pour moi. Ensuite je descends dans la pièce où sont les migrants. Quelquefois je déjeune avec eux, après qu’ils ont fait le ménage dans cet espace. Je visite les différents secteurs de l’auberge pour voir comment ils fonctionnent : la menuiserie, la boulangerie, la ferme, la cuisine (un secteur qui nécessite toujours beaucoup de travail.)
Nous avons aussi une bibliothèque et une salle d’ordinateurs où les gens peuvent communiquer avec leurs êtres chers. Il y a une infirmerie avec deux médecins et deux infirmières. Il y a aussi une zone psychologique avec cinq responsables. En résumé, nous sommes comme une petite ville.

Quand les migrants arrivent à l’auberge, comment sont-ils accueillis ?
Je ne peux pas parler avec tous, alors je les réunis en général dans la chapelle. Quand ils ont mangé, qu’ils ont fait leur toilette et changé de vêtement, alors je les appelle. La première chose que je leur dis c’est : « Comment s’est passé votre voyage jusqu’ici ? » Et ensuite : « Levez la main ceux qui viennent du Honduras. Ceux du Guatemala », et ainsi de suite. De cette manière je me rends compte de quel groupe ils font partie. Puis je demande : « Levez la main les chrétiens évangéliques ». A ceux qui le font je demande de présenter leur Eglise par son nom. Pour chaque Eglise nous applaudissons. C’est une manière de reconnaitre que leur cheminement est correct, et que nous sommes frères dans la foi.Puis je fais de même avec les catholiques. Pour finir je dis : « Levez la main ceux qui n’ont pas d’Eglise ni de religion. »Et il y en a beaucoup qui lèvent la main. Ensuite je leur demande ce qui s’est passé durant leur voyage. Je leur demande s’ils ont présenté une « dénonciation ».

A quelle dénonciation vous référez-vous ?
La loi dit que si un migrant a été victime d’un délit, il doit avoir un visa humanitaire. De même dans son pays s’il est poursuivi ou si son pays est un lieude violence. Notre bureau évalue la situation juridique de chaque personne qui arrive.Il évalue aussi sa condition psychologique et physique si une personne nécessite des soins médicaux, elle est envoyée à l’infirmerie. Si elle présente des troubles émotionnels à cause de ce qu’elle a vécu, elle est envoyée au groupe de psychologues.

A part vous, combien de personnes font fonctionner l’auberge ?
Nous avons une équipe de huit personnes stables. Mais nous bénéficions de l’aide de nombreux volontaires venus du monde entier, même de Chine et d’Australie. Et de très nombreuses personnes qui viennent d’Europe.

Quand et pourquoi les cartels de la drogue ont-ils commencé à s’intéresser aux migrants ?
Tout a commencé avec le Président Felipe Calderón (2006-2012) qui fit une guerre insensée – et perdue – contre le narcotrafic ( qui laissa 60 000 morts et 26 000 disparus durant son mandat, selon les chiffres officiels et privés). Cette guerre provoqua la décapitation de certains cartels et la spoliation des autres, comme Las Zetas. Ces derniers se retrouvèrent sans liquidités pour payer la drogue. La drogue ne peut pas se payer à crédit : elle se paie immédiatement. Par conséquent, les Zetas pensèrent à solliciter de l’argent des migrants. ils savaient que ceux-ci n’ont rien, mais qu’ils ont des amis et des membres de leur famille. ils commencèrent donc à les séquestrer et à leur demander des rançons. En quelques mois ils réussirent à extorquer des millions de dollars. Outre les rançons, ils comprirent bientôt qu’ils pouvaient obtenir davantage des migrants : par la prostitution, l’exploitation au travail, le trafic d’organes.

Combien de cartels sont impliqués ?
Principalement les Zetas et dans une moindre mesure le cartel du Golfe. Des autres je ne sais pas, mais certainement ils ne trafiquent pas avec les migrants de manière systématique.

Et les autorités mexicaines, que font-elles ?
Elles font partie du négoce, bien sûr ! Les agents de migration, les policiers, les politiciens de tous bords sont complices, surtout dans le cas des migrants. Ils savent que c’est une source d’argent facile et abondante. J’ai l’habitude de définir ce gouvernement comme une « narcocleptocratie ». Les narcos ont infiltré toutes les institutions mexicaines. Il est rare de rencontrer un homme politique ou un fonctionnaire qui ne vole pas. Je n’en ai jamais connu.
Sur la Méditerranée il y a les bateaux gonflables ou les barques en ferraille; au Mexique il y a La Bestia. La Bestia est un train de marchandise, il n’est pas conçu pour transporter des personnes. C’est pourquoi les migrants voyagent sur le toit ou dans l’étroit espace entre les wagons. Durant 12,13 ou 14 heures.
Beaucoup d’accidents peuvent survenir, surtout quand les gens dorment. Ou bien quand les hommes du crime organisé arrivent, qui les jettent au sol s’ils ne paient pas. Ce train vient du sud, depuis le Chiapas, à une heure du Guatemala. Il a différentes ramifications et peut aller jusqu’à Mexicali ou Ciudad Juárez, à la frontière avec les Etats Unis.

Vous fréquentez aussi le « paradis » états-unien?
Oui, je me rends aux Etats-Unis quatre ou cinq fois par an pour rencontrer des groupes de migrants, pour savoir comment ils vont et ce que nous pouvons faire pour leurs droits. Il y a là-bas 34 millions de Mexicains qui vivent légalement. Et 6 millions de Mexicains qui n’ont pas de papiers d’identité.
Tous envoient de l’argent au Mexique. Le dernier chiffre (de 2016) parle de 27 milliards de dollars par an. C’est pourquoi je dis qu’après le narcotrafic, les « remesas » sont la principale ressource du pays.

En Europe on débat sur la question de savoir si on doit accueillir ou rejeter les migrants. Considérez-vous qu’il existe un droit à émigrer ?
Je crois qu’il existe un droit à ne pas émigrer quand il y a toutes les conditions de vie digne dans le lieu d’origine. Mais le système capitaliste a démoli les conditions de vie dans les pays d’origine des migrants: par la violence, le manque de travail, l’absence d’opportunités de développement pour les jeunes.
Les mouvements migratoires ont toujours existé. Mais c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que la migration va du sud au nord. Historiquement ce fut toujours le contraire, du nord au sud.

Dans le monde entier, la migration et les migrants sont le problème du siècle. Que peut-on faire ?
Nous sommes d’accord que le problème est structurel, c’est-à-dire qu’il nait du système libéral-capitaliste, alors l’unique solution est de changer de modèle. Il est évident qu’on ne peut continuer ainsi. On ne peut avoir les 99% de la population mondiale vivre des miettes que laisse tomber le 1% de la population.

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