MEXIQUE – Des immigrés expulsés des Etats-Unis dans l’incertitude à la frontière

TIJUANA, Mexique, 27 août (IPS) – Les espaces sous les bas ponts au-dessus d’une section du lit canalisé du fleuve Tijuana qui longe la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis sont devenus d’énormes toilettes à l’air libre.

Sur toute la longueur de deux kilomètres depuis la partie orientale de Tijuana jusqu’au mur à la frontière des Etats-Unis, des centaines de personnes dorment dans des tentes de fortune faites en carton et en vêtements, dans des trous en forme de tunnel, et dans des rigoles d’égout et sur les ponts et les côtés des digues. Les berges sont jonchées d’ordures emportées par le fleuve Tijuana, qui puent à partir des eaux d’égout.

La puanteur donne du vertige. A 07h00, les accros de la drogue, qui peuvent obtenir l’héroïne ici à deux dollars la dose, sont contents de recevoir quelques chocolats, qui aident à freiner leur envie de sucre. « C’est la ville d’El Bordo », déclare l’un d’eux à IPS avec un sourire en coin, la main tendue.

C’est la « ville des gens qui n’en ont aucune. Le dessous des ponts frontaliers et les rives du canal fait de béton abritent des centaines d’immigrés sans-abri expulsés qui ont décidé d’attendre un meilleur moment pour traverser cette frontière hermétiquement scellée, et qui survivent en nettoyant les pare-brise, en proposant de transporter les sacs des gens à l’extérieur des supermarchés, en faisant de petits travaux de construction, collectant les ordures afin de les vendre pour le recyclage, ou en mendiant dans les rues de la ville frontalière de Tijuana.

« La population qui habite à El Bordo est une illustration des conditions extrêmes auxquelles les personnes expulsées les plus vulnérables peuvent être confrontées au Mexique », indique l’étude intitulée « Les estimations et les caractéristiques de la population résidant à El Bordo sur le canal du fleuve Tijuana ».

Le rapport, produit par Colegio de la Frontera Norte (COLEF), dénombrait entre 700 et 1.000 personnes vivant à El Bordo d’août à septembre 2013.

Il ajoute que les habitants d’El Bordo sont principalement des hommes toxicomanes (certains ont commencé à consommer de la drogue ici) quand ils étaient dans la quarantaine, qui ont été expulsés au cours des quatre dernières années et qui n’ont aucun document d’identité. La plupart d’entre eux ont laissé derrière des enfants au Mexique ou aux Etats-Unis.

Selon le rapport, la moitié d’entre eux parlent anglais, et en général, ils ont des niveaux de scolarité similaires à celui du reste de la population de Tijuana. Il ajoute que seulement six pour cent affirment qu’ils veulent retourner à leur lieu d’origine au Mexique.

« Ces résultats reflètent que les expulsions à partir des Etats-Unis vers le Mexique entraînent la séparation des familles, et séparent en particulièrement les parents de leurs maisons, ce qui provoque une rupture dans la vie des individus et des familles, et met fin à la possibilité d’intégration dans le pays de résidence par le reste des membres de la famille », souligne l’étude, coordonnée par Laura Velasco, une chercheuse au Département des études culturelles de COLEF.

Tijuana est à l’extrémité nord-ouest du Mexique, à 2.780 km de Mexico. C’est dans l’Etat de la Basse-Californie à la frontière de San Diego, en Californie, aux Etats-Unis. En 2012, la ville a accueilli 59.845 des 409.849 personnes expulsées par le gouvernement de Barack Obama.

Depuis le début du deuxième mandat d’Obama en 2009, plus de deux millions de personnes ont été expulsées – sept personnes par heure en 2012 – ce qui signifie que l’administration Obama a expulsé plus de personnes que n’importe quel autre gouvernement.

Tijuana, dont la population est estimée à 1,7 million d’habitants, a plus de toxicomanes que toute autre ville au Mexique, en termes proportionnels. C’est le siège de cartels de drogue affaiblis, et elle est considérée comme l’une des villes les plus violentes et plus dangereuses au monde.

Pendant des décennies, elle a été la principale porte d’entrée des immigrés aux Etats-Unis.
Mais les attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York et à Washington ont provoqué un changement de la politique d’immigration des Etats-Unis et la frontière mexicaine a commencé à être fermée, forçant les immigrés sans-papiers à rechercher des routes de plus en plus éloignées et dangereuses, tandis que le nombre d’agents de patrouille à la frontière est passé de 3.500 en 2005 à 21.000 en 2013.

Le Mexique et les Etats-Unis sont séparés par une frontière de 3.500 km. La Basse-Californie, qui borde la ville de San Diego et l’Etat de l’Arizona, reçoit un tiers des personnes expulsées et est l’Etat ayant le plus grand nombre de résidents étrangers.

A Mexicali, la capitale, à 177 km à l’est de Tijuana, la chaleur d’août – jusqu’à 50 degrés Celsius – peut tuer, et les gens qui n’ont pas de climatiseurs dorment sur les toits.
Mexicali a son « mini Bordo »: le complexe d’appartements en copropriété Montealbán, sévèrement endommagé par un tremblement de terre en 2010, sur la rive orientale du fleuve Nuevo, aujourd’hui inexistant, à quelques mètres de la vieille ville historique.

Quelque 80 personnes locales sans-abri et des immigrés expulsés, essentiellement tous des toxicomanes, vivent dans ces bâtiments condamnés.

Des corps ont été retrouvés dans les ruines. Le dernier a été découvert le 15 avril. Et il y a constamment des incendies et des descentes de la police.

« Je vis ici parce qu’il n’y a nulle part où aller », a déclaré à IPS, Josué, 33 ans, originaire du Guatemala.
« Je me sentais débordé dans l’abri, il y a tellement de gens », a dit Josué, qui a été expulsé le 1 août 2013 et n’a qu’une seule idée en tête: retourner aux Etats-Unis.
Il a déjà tenté de traverser la frontière à Nogales, dans l’Etat de Sonora, mais il n’a réussi à le faire. On lui a dit que c’était plus facile ici, et il attendait juste « la fin de la chaleur » pour tenter à nouveau. « J’avais 10 ans lorsque je suis arrivé en Californie; Je n’ai rien au Guatemala », a-t-il déclaré.

Une autre étude de COLEF sur les caractéristiques des immigrés expulsés, des femmes mexicaines dans ce cas, sonne l’alerte sur les problèmes de santé auxquels elles sont confrontées.

« Il y a un taux alarmant de symptômes de problèmes affectifs chez ces personnes expulsées – près de 20 fois plus élevé que chez celles qui retournent volontairement », précise l’étude, basée sur la recherche sur la santé des personnes expulsées qui est en train d’être menée par Letza Bojórquez, un chercheur au Département des études démographiques de COLEF.

S’appuyant sur les statistiques de l’Enquête sur la migration mexicaine à la frontière, l’étude a constaté que 40 pour cent de la population migrante vivant dans les rues a signalé des problèmes affectifs et 12 pour cent ont répondu « oui » à la question de savoir s’ils avaient jamais pensé à se suicider.

Au cours des cinq dernières années, de plus en plus de familles ont été brisées à cause des expulsions. Une statistique reflète l’ampleur du phénomène: alors qu’en 2007 seulement 20 pour cent des personnes expulsées ont été renvoyées sans leurs familles, ce pourcentage a grimpé à 77 pour cent en 2012.

« Le problème ici est qu’il n’existe aucune politique qui prévoit l’attention aux personnes expulsées », a déclaré à IPS, Sergio Tamai, un activiste et directeur de ‘Albergue Hotel Migrante’, un abri à Mexicali, et l’un des directeurs de l’organisation ‘Ángeles Sin Fronteras’. « Des centaines de personnes expulsées ont commencé à arriver et il n’y avait aucune institution préparée pour les accueillir ».

Entre août et novembre 2013, Tamai a dirigé une manifestation à Tijuana, avec 800 personnes qui campaient à ‘Plaza Constitución’ pour exiger des programmes d’aide aux immigrés, aux personnes expulsées et aux sans-abri.

Le lobbying des autorités par des organisations de la société civile et des groupes religieux a apporté quelques résultats.

Le 7 août, le parlement de l’Etat de la Basse-Californie a adopté une loi visant à défendre les droits et la protection des immigrés dans l’Etat, qui exige que le système étatique pour le développement intégral de la famille fournisse une assistance sociale aux enfants mineurs et aux adolescents non accompagnés, et qu’un registre d’état des immigrés soit créé.

C’était le premier Etat à procéder ainsi, après que le Congrès mexicain a approuvé la création d’une nouvelle loi sur l’immigration en 2011, qui a remplacé la loi de 1947 et prévoit un recours juridique pour les immigrés d’Amérique centrale qui passent par le Mexique.

Article de Daniela Pastrana, publié dans IPS (Inter Press Service)
Edité par Estrella Gutiérrez
Traduit en français par Roland Kocouvi (FIN/2014)

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