URUGUAY-PARAGUAY – L’effet domino de l’accaparement de terres

(Azul Cordo, vendredi 21 décembre 2018, mis en ligne par Dial)

L’augmentation du prix de la terre en Uruguay a conduit les entrepreneurs dans les secteurs de l’agriculture et de l’élevage à acheter des terres moins chères au Paraguay.

Qu’il y ait de grandes étendues de terres aux mains d’un petit nombre de propriétaires n’est pas nouveau pour l’Uruguay. Le phénomène remonte à l’époque coloniale. Mais à ces propriétaires terriens – dont le bétail et autres biens sont difficiles à quantifier – s’ajoutent désormais des groupes économiques étrangers qui achètent et privatisent la terre. Le Recensement sur l’agriculture et l’élevage de 2011 signale que les entreprises propriétaires de plus de 1 000 ha étaient moins de 10 % du total mais détenaient plus de 60% de la terre utilisée pour l’agriculture et l’élevage. Ce sont les « nouveaux agriculteurs ».

Le chercheur Gabriel Oyhantçabal, diplômé en sciences agraires, a rappelé à Noticias Aliadas que « les structures agraires en Uruguay ont toujours été hautement concentrées vu que c’est un pays d’élevage qui base sa production sur l’exploitation extensive de la terre dans de grandes estancias [1] ». Mais l’étude Accaparement de terres en Uruguay ?, publiée en 2014 par la Faculté d’économie de l’Université de la République, a révélé que « parmi les actionnaires de quelques-uns des principaux propriétaires de terres en Uruguay il y a des fonds d’investissement dont les propriétaires sont des États étrangers, comme la Suède, la Finlande et Singapour ».

« Nous avons trouvé que 40 grands capitaux agraires accumulaient à eux seuls presque 12% de la terre destinée à l’agriculture et l’élevage en 2015 (1,9 million d’hectares) », explique Oyhantçabal, l’un des auteurs de l’étude.

« Les grands investissements en terre sont allés sur des postes comme l’élevage, avec l’entreprise Union Agriculture Group – entreprise diversifiée fondée en Uruguay qui canalise des fonds de pension et d’investissement dont le siège est aux États-Unis, au Canada et en France –, qui a acheté presque 200 000 ha en seulement cinq ans, ou la laiterie, avec l’entreprise New Zealand Farming Systems qui a été ensuite acquise par le fonds d’investissement OLAM de Singapour, ou la mégalaiterie qu’a construite dans le centre du pays l’une des familles les plus riches d’Argentine, les Bulgheroni », précise Oyhantçabal.

L’accaparement de terres s’est intensifié dans les zones boisées du centre-nord du pays, avec des capitaux suédois, finlandais et états-uniens (Montes del Plata, UPM, Global Forest Partners et Weyerhaeuser) et dans l’agriculture, en particulier le soja (Agronegocios del Plata, capitalisé par Los Grobo d’Argentine) sur le littoral ouest.

« Ces postes ont augmenté à partir de 1990 en lien avec des capitaux étrangers, mais ceux-ci viennent dans le pays et en partent très rapidement, comme c’est le cas de l’entreprise argentine El Tejar, qui en est venue à contrôler 150 000 ha en 2008 et s’est retirée en 2014 pour investir au Brésil ».

Concentration génétiquement modifiée

Selon la publication 20 ans de cultures transgéniques en Uruguay, de l’organisation environnementaliste REDES – Amigos de la Tierra Uruguay [Réseaux – Amis de la terre Uruguay], qui cite des chiffres du ministère de l’élevage, de l’agriculture et de la pêche (MGAP), le prix moyen des locations de terres en 2015 était de 124 $ l’hectare, soit davantage que cinq fois plus par rapport à 2002, quand le prix était de 24 $. Quant aux opérations d’achat-vente, en 2015 le prix moyen à l’hectare était de 3 584 $ alors qu’en 2000 les statistiques enregistrent un prix moyen de 448 $.

« Beaucoup de producteurs qui ont investi ici, qui avaient des entreprises d’agriculture et d’élevage, sont allés acheter des terres au Paraguay. C’est comme un effet domino », explique Pablo Galeano, membre de REDES – Amigos de la Tierra Uruguay, à Noticias Aliadas. C’est que dans ce contexte de « boom » du prix de la terre en Uruguay, beaucoup de propriétaires ont vendu et sont allés investir au Paraguay, surtout au Chaco et dans des terres d’élevage, où l’hectare n’atteignait pas les 500 $. Mathématique simple, bénéfices nets.

Selon le MGAP, le soja est depuis la récolte 2003-2004 la principale culture agricole du pays et pour la récolte 2016-2017 près de 1,1 million d’hectares ont été ensemencés. Un chiffre suffit pour dimensionner la croissance exponentielle : pour la récolte 2001-2002 la superficie ensemencée en cet oléagineux était de 28 990 ha.

« N’importe quel processus de concentration implique que les unités les plus petites sont éliminées », analyse Oyhantçabal en réponse à une question sur les impacts dans les communautés. Les données du Recensement sur l’agriculture et l’élevage de 2011 ont causé surprise et grande préoccupation : 91 % des 12 241 exploitations qui ont disparu dans la période 2000-2011 avaient une surface de moins de 100 ha. C’est–à-dire que la production familiale est en échec.

En outre, presque 100 % du soja produit en Uruguay est transgénique. En octobre 1996, le pays était dans les premiers à approuver la libération dans l’environnement d’une culture transgénique. Il s’agissait du soja Roundup Ready de Monsanto, qui présentait la nouveauté d’être tolérant à un herbicide développé par la même entreprise, le glyphosate. Vingt ans après sont libérés cinq types de variétés transgéniques de soja et dix de maïs en Uruguay.
Sans limite à la possession de terres

À la différence d’autres zones d’Amérique du Sud, pour Oyhantçabal, la disparition des producteurs familiaux en Uruguay « ne s’est pas opéré par la force, ou de manière violente, mais grâce à la “pure” compétition capitaliste pour les terres ; beaucoup de petits propriétaires ont décidé de vendre et ceux qui louaient ces terres n’ont pas pu rivaliser avec les prix payés par les grands capitaux, comme cela s’est produit avec le soja qui s’est répandu sur des terres louées ».

Par contre, au Paraguay, nombreux sont les cas d’accaparement « agressif », particulièrement pour cultiver du soja, qui occupe 3,5 millions des 3,8 millions d’hectares de terres cultivables du pays, dans lequel 1,6 % des propriétaires se partage 80 % des terres utilisées pour l’agriculture et l’élevage, selon des données de 2014 fournies par l’organisation britannique Oxfam.

Ces 10 dernières années, l’accaparement de terres et le manque d’aide de l’État ont expulsé de la campagne paraguayenne 585 000 jeunes, qui se sont retrouvés sans un lieu pour cultiver et vivre en communauté. Un exemple : le 15 juin 2012 une expulsion policière violente dans la zone de Curuguaty (département de Canindeyú), a ôté la vie à 11 paysans et 6 policiers dans ce qui est connu comme le « massacre de Marina Kue ».

Dans Con la soja al cuello [2], 2017 : Informe sobre agronegocios en Paraguay [Avec le soja qui nous étrangle, 2017 : Rapport sur l’agrobusiness au Paraguay], publié par l’organisation Base-IS, la chercheuse Marielle Palau, coordinatrice de l’étude, indique que la dispute territoriale au Paraguay reste vive, entre les vastes monocultures de produits destinés à l’exportation et la production paysanne de cultures vivrières [3]. S’y ajoute le négoce de l’élevage du Brésil, avec son coût environnemental et social.

Le rapport signale que les impacts du modèle mettent le pays « sur un chemin qui sera difficile à rebrousser », chemin qui privilégie l’extractivisme plutôt que l’agriculture paysanne.

« L’avancée se fait aussi en territoires indiens, détruisant leurs forêts et leurs cultures ; elle crée sur son passage des routes de traite à des fins d’exploitation sexuelle », commente Palau. En outre, « le système tributaire privilégie ceux qui s’enrichissent aux dépens des biens communs, et les citoyens paient la construction d’infrastructures au service de l’agrobusiness, alors qu’ils souffrent de la faim. »

Sources :

  • Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3476.
  • Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
  • Source (espagnol) : Noticias Aliadas, 14 août 2018.

Notes :

[1] Exploitations rurales dédiées à l’élevage – NdT.
[2] Jeu de mots sur soga (corde) et soja – NdT.
[3] Voir aussi DIAL 3406 – « PARAGUAY – La terre aux délinquants environnementaux » – note DIAL.

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