Que se passe-t-il au Nicaragua ?

Explication à partir d’un point de vue critique de gauche.
(Tomas Andino Mencia, Tegucigalpa, 23/04/2018)

Le monde a été surpris par une impressionnante mobilisation populaire au Nicaragua, principalement juvénile, qui a commencé par rejeter les réformes du système de sécurité sociale, mais qui a évolué jusqu’à demander la démission du gouvernement. Son coût est tragique : des dizaines de morts, de blessée et de détenus, des centres d’études et de travail détruits, l’activité économique à demi paralysée.

Cet évènement requiert une explication. Et à ce sujet, il y a 3 explications possibles : celle de droite et de l’empire gringo, celle du gouvernement nicaraguayen, et celle qui vient de la gauche critique.

L’explication de la droite et de l’empire est qu’il s’agit d’un gouvernement « socialiste » ou « de gauche » qui par sa propre nature est dictatorial et ennemi de la démocratie. Mais s’il en était ainsi, la propriété serait collective, ou solidaire, et il n’en est pas ainsi. La propriété privée capitaliste est omniprésente et le pays est aussi néolibéral que bien d’autres en Amérique Latine, aussi cet argument n’explique rien.

L’explication du gouvernement fait voir le mouvement des jeunes Nicaraguayen(ne)s comme une conspiration de la CIA ; dans son discours du 21 avril, Daniel Ortega accuse les jeunes d’être « de petits groupes d’extrême droite » qui veulent « détruire la paix dont jouit le Nicaragua ». Ainsi son gouvernement serait la « victime » d’une offensive bien orchestrée, similaire à celle des « guarimbas  » du Venezuela.

Mon explication n’a rien à voir avec les deux précédentes.

Dans mon opinion, ce que nous voyons est l’éclatement d’un mécontentement très profond, accumulé durant une décennie, qui a pour base un ensemble de contradictions entre le gouvernement et le peuple, incubées dans le capitalisme nicaraguayen, de la main des décisions impopulaires, des attitudes dictatoriales et autoritaires du duo Ortega – Murillo.

Je vais citer seulement dix de ces contradictions entre le gouvernement et le peuple :
1/ l’approbation de construire le canal inter-océanique par une entreprise chinoise à un coût économique et social extrêmement élevé (50 mille millions de dollars) a généré un fort mécontentement parce que cela implique de détruire beaucoup de communautés rurales, évidemment contre leur volonté, et de céder la souveraineté territoriale à cette entreprise pour un siècle. De là a surgi un vaste mouvement paysan et citoyen d’opposition, qui est réprimé et dénigré par le gouvernement, mais qui persiste jusqu’à ce jour.

2/ l’activité extractive, en particulier minière, a presque doublé la superficie de terrain concédée durant cette période ( passant de 12% à 22%) et générant de forts conflits en zone rurale et avec les mouvements écologistes, réprimés eux aussi.

3/ la pression sur la terre qu’exercent les monocultures industrielles comme la palme africaine et la canne à sucre, ainsi que la forte augmentation de l’activité d’élevage, laissant moins de disponibilité de terres pour les paysans.

4/ la négligence environnementale, – dont la dernière manifestation fut le désintérêt du gouvernement face au vaste incendie de la réserve de Indio Maiz -, a mobilisé les secteurs juvéniles à protester.

5/ Le contrôle exercé par le gouvernement sur les ONG (organisations non gouvernementales ) spécialement les organisations féministes et de droits humains, qui ne lui pardonnent pas les mesures arbitraires, répressions et accusations d’abus sexuel, maintient en haute tension les relations du gouvernement avec le monde de la « société civile ».

6/ la réélection présidentielle, interdite par la Constitution, qui a été imposée en utilisant le même mécanisme employé par JOH (Juan Orlando Hernandez, le président du Honduras voisin) : une décision de la Cour Suprême a montré son autoritarisme.

7/ Les accusations de fraude électorale au cours des deux dernières élections présidentielles où s’est imposée le formule orteguiste, ont eu le même effet.

8/La vice-présidente Rosario Murillo, épouse de Ortega, exerce un contrôle de fer sur les médias, et en arrive à proposer le contrôle des réseaux sociaux.

9/Un grand malaise est causé par la vaste corruption de fonctionnaires publics, qui deviennent millionnaires du jour au lendemain, tandis que le peuple endure des difficultés économiques. En commençant par le couple présidentiel lui-même, qui est mis en cause pour avoir accumulé des ressources, depuis la « piñata » lors du pacte avec Arnoldo Aleman, et pour avoir administré près de 4 mille millions de dollars de ressources de l’ALBA sans rendre compte de leur destination; jusqu’à des cas comme celui d’ Orlando Castillo Guerrero, gérant d’aéroports pour un détournement de plusieurs millions.

10/ Après plusieurs années de bonnes relations avec le gouvernement, une partie de l’entrepreneuriat nica ( affiliés au puissant COSEP) commence à douter du bien-fondé de continuer le mariage qu’elle a maintenu durant une décennie avec les Ortega-Murillo, période durant laquelle elle a bénéficié sur toute la ligne, de crainte de perdre les faveurs de l’empire, après que Donald Trump aura fait approuver la loi Nica-Act et qu’il commencera à appliquer des sanctions aux fonctionnaires nicas. Dès lors, elle laisse passer le temps…

Malgré cela, le Nicaragua a bonne réputation pour ses sources de travail et l’absence de délinquance. C’est pourquoi les maquilas migrent volontiers vers ce pays, précisément parce que les salaires des ouvriers et ouvrières sont parmi les plus bas d’Amérique Centrale et dans ces conditions les entreprises capitalistes se sentent là comme au paradis. L’absence de délinquance, dans l’emploi, est en effet sa meilleure condition en compétition.

Par conséquent, le Nicaragua est un pays qui a eu une importante croissance capitaliste, non équitative, dans laquelle elle a accumulé de fortes contradictions économiques et sociales, avec une citoyenneté désireuse de se manifester au sujet de celles-ci, mais qui n’a pas pu le faire, qui n’est pas prise au sérieux et subit discrimination ou répression.

INSS, le conflit détonant.

Dans ce contexte, se produisit le conflit pour la réforme de l’INSS, exigée par le FMI. (Institut National de Sécurité Sociale). Ce n’était pas la première fois que l’on faisait une réforme (en 2013 il y en eut une qui échoua ), seulement en cette occasion elle se produisit quand le mécontentement pour les causes signalées plus haut était à son maximum, spécialement parmi la jeunesse née après la Révolution de 1979. Les protestations commencèrent par les personnes directement affectées : les retraité(e)s; après ceux-ci, les jeunes étudiants; puis d’autres secteurs de la population. Finalement les chefs d’entreprise s’incorporèrent, ils avaient préalablement rompu les négociations sur ce thème dans la Commission Tripartite.

La crise actuelle ne tombe pas du ciel sans prévenir, mais elle a des antécédents importants qui l’expliquent; des problèmes structuraux et conjoncturaux difficiles à résoudre dans les mains d’un couple présidentiel fermé, autoritaire et répressif.

L’irrationalité de l’argumentation officielle.

C’est pourquoi venir dire que les manifestations sociales sont une « conspiration » pour déstabiliser le gouvernement de la part de petits groupes « d’extrême droite », est une affirmation propre à un gouvernement dictatorial, incapable de donner des réponses rationnelles et nécessaires aux problèmes posés, et qui insulte l’intelligence du public.

Même l’observateur le moins informé dira qu’il est impossible que la CIA ait autant d’agents infiltrés et payés dans tout le pays, retraités, entre travailleurs et une armée de jeunes inscrits comme étudiants universitaires, pour sortir au bon moment déstabiliser le gouvernement. Mais c’est compréhensible : le gouvernement, habitué à s’imposer tout le temps, n’a jamais attendu une réaction sociale aussi accablante et n’a pas pu inventer une explication « meilleure ».

C’est la classique stratégie d’un gouvernement qui se sent traqué par son peuple : ils manipulent le sentiment antiimpérialiste des gens, qui ressentent un profond respect pour la Révolution Sandiniste ( y compris celui qui écrit ces lignes), pour que se crée un argument quelconque, sous l’autorité des paroles du leader, Daniel Ortega.

Arguments qui tournent à l’absurde; par exemple, que des étudiants universitaires détruisent leurs propres universités, que comme des francs-tireurs ils tirent sur leurs propres compagnons, qu’ils les torturent et les fassent disparaitre, qu’ils brûlent les édifices publics pour attirer sur eux le désaveu, etc. Un livret propre à un mouvement suicidaire, qui semble davantage écrit pour un assesseur de JOH ou de la police militaire hondurienne.

Ils ne disent pas que la violence est initialement déclenchée par des bandes de motards de la clientèle juvénile du gouvernement, qui est utilisée comme groupe de choc et chair à canon contre d’autres jeunes. Tout cela à la vue et avec la patience des autorités policières.

Et quand les jeunes se défendent de ces groupes, ou quand ils déchargent leur indignation sur des symboles du gouvernement, alors celui-ci proclame la « démonstration » de ses accusations. Peut-être qu’il croit avoir affaire à des bobos ? Heureusement la diffusion de la technologie cellulaire a permis de filmer quand les groupes de choc gouvernementaux ont été les protagonistes de ce genre de faits.

Quelques compas ont tendance à faire des comparaisons simplistes. Ils disent que c’est une démarche similaire à celle utilisée par les gringos au Venezuela. S’il s’agissait du cas du Président vénézuélien Nicolás Maduro, l’explication d’Ortega aurait du sens parce qu’au Venezuela les « guarimbas »ont été organisées par un parti d’extrême droite (« Volonté Populaire », parti de Leopoldo López,) pour déstabiliser ce gouvernement.

Mais CE N’EST PAS le cas du Nicaragua. Dans ce pays, le mouvement fut auto convoqué par les secteurs progressistes, de la jeunesse universitaire comme on l’a dit. Pour qu’une analyse soit objective, elle doit se baser sur la réalité.

Voir les choses dans cette optique, permet d’expliquer diverses choses « étranges » du gouvernement nicaraguayen :

N’est-il pas étrange qu’Ortega fut le premier gouvernement à reconnaitre JOH et que jamais il ne questionna la répression criminelle que celui-ci déclencha contre le Peuple Hondurien ? N’est-il pas étrange que le gouvernement nord-américain, durant les onze dernières années, n’ait pas « dérangé » Ortega avec une intention sérieuse de déstabilisation ?

En comparaison, l’empire a su promouvoir des coups d’Etat au Venezuela, au Honduras, au Paraguay et en Equateur durant cette période. Bien que le Nicaragua soit un pays beaucoup plus faible que ceux-ci, l’empire le laissa « tranquille ».

Ceci s’explique par la lune de miel de onze ans qui bénéficia à l’entreprise privée, nationale et internationale, onze ans de négoces juteux, y compris pour le gouvernement putchiste de JOH et avec l’Eglise catholique réactionnaire du Nicaragua (de là son slogan de « Socialisme Chrétien et Solidaire »).

Maintenant ces temps sont passés. Le couple présidentiel Ortega-Murillo doit compter actuellement avec l’hostilité de l’empire, qui cherchera à domestiquer ce gouvernement, au moyen d’actions de boycott économique; compter aussi avec le divorce de l’entreprise privée nationale ou d’un secteur important de celle-ci, et compter sur le rejet actif d’une bonne partie du peuple. La direction que prendra le pays dépendra, d’une part, de la réponse du gouvernement au mouvement de protestation lancé par sa jeunesse et par d’autres secteurs populaires, ainsi que de la capacité de celle-ci de conquérir de meilleurs modèles démocratiques et sociaux. Il serait prématuré de dire ce qui se passera.

Mais ce qui ne fait pas de doute, c’est que, avec la mobilisation sociale des dernières semaines, que la situation avance ou recule, une nouvelle ère commence, dans laquelle un nouveau sujet historique s’est levé sans peur de prendre la parole et de décider de son destin.

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