Quand on a trouvé Gabo plus vieux et plus moche que Gabo.…

(De mois en mois, le CALJ vous envoie des informations sur les évènements de différents pays d’Amérique Latine. Informations toujours sombres, préoccupantes, tristes, voire tragiques… Nous aimerions pouvoir de temps en temps vous communiquer des choses positives, réjouissantes, mais nos sources ne sont pas une mine de contes joyeux !Cependant, comme Noël approche, nous allons vous régaler avec ce récit de l’écrivain chilien Luis Sepúlveda, extrait de son ouvrage » Ingrédients pour une vie de passions formidables », paru en 2014)

 » Aujourd’hui, 7 mars, ce jeune homme appelé Gabriel García Márquez, – Gabo pour les intimes -, fête ses quatre-vingt cinq ans et, en son honneur, je vous invite à partager cette histoire que peu d’amis connaissent.
En 1990, nous nous sommes trouvés tous les deux à Santiago du Chili. Lui revenait après avoir fait la promesse de ne pas fouler le sol chilien tant que la dictature resterait au pouvoir et moi je rentrais d’exil.

Gabo avait pour mission de remettre le prix de la Défense des Droits de l’Homme à l’évêque luthérien Helmut Frenz, un Allemand qui avait risqué sa vie pour ceux qu’on pourchassait ; quant à moi, comme c’était mon retour, les camarades de la revue Análisis qui avec l’Académie d’humanisme chrétien décernaient ce prix, avaient décidé de faire de moi l’amphytrion de cet écrivain magnifique et vénéré.

Le troisième jour, au petit déjeuner, alors que nous dégustions des fruits de mer au marché central de Santiago, Gabo me raconta que son grand ami Pablo Neruda l’avait invité à manger dans un lieu dont il avait oublié le nom mais où les tables et les chaises avaient les pieds dans le sable d’une plage, les crabes se promenaient, indifférents à l’appétit des commensaux, les nobles congres, les gracieux poissons-scies, les soles flegmatiques et autres espèces marines sautaient joyeusement sur la table.

D’après ces indications, je lui dis qu’il ne pouvait s’agir que de Caleta El Membrillo, à Valparaíso. Je ne savais pas si l’endroit était encore comme dans son souvenir mais on pouvait aller manger au bord de la mer. Nous sommes partis dans une vieille Simca prêtée par un camarade de Análisis et, deux heures plus tard, nous étions dans un restaurant qui, effectivement, avait toujours les pieds de ses tables et de ses chaises dans le sable.

Une fois assis, nous avons commandé en entrée des ormeaux à la sauce verte et un pichet de vin nouveau, au goût rafraichissant du sud du Chili. Le serveur nous a présenté dans une corbeille des poissons encore frétillants, nous avons choisi un congre aux écailles argentées en demandant de le faire griller avec juste un peu d’ail pour le relever puis nous avons commencé à manger.

Nous en étions là quand j’ai remarqué, à la table voisine, un couple dont l’homme regardait Gabo avec insistance. Comprenant qu’il l’avait reconnu, j’ai espéré qu’il se montrerait discret. J’ai prévenu Gabo et il m’a répondu « aucune importance tant qu’il ne vient pas s’interposer entre les ormeaux et moi ».

Nous avons poursuivi notre repas, passant des ormeaux au délicieux congre du Pacifique. Le regard du type se faisait de plus en plus insistant et, finalement, n’y tenant plus, il s’est levé et s’est approché de nous.

Il m’a ignoré mais s’est incliné devant Gabo et lui a dit sans le quitter des yeux :
– On a dû te le dire souvent, mon vieux, mais tu es tout le portrait de García Márquez. La ressemblance est incroyable.
Gabo, sans perdre son calme, lui a répondu que c’était vrai, qu’on le lui avait souvent dit.
Le type restait là, regardait Gabo et hochait la tête avec incrédulité, je me suis donc adressé à lui avec fermeté :
– Oui, il lui ressemble, on le sait, mais on est en train de parler affaires mon associé et moi, alors merci de retourner à ta table.

Le type est parti avec une moue méprisante mais il a continué de nous regarder avec insistance depuis sa place tout en parlant avec sa femme. Comme je le craignais, il est revenu. M’ignorant toujours, il a posé cette fois une main sur l’épaule de Gabo et, les yeux fixés sur lui, a déclaré :
– Ecoute, mon vieux, je ne sais pas si tu es au courant, mais il y a un concours à la télé: « Chercher le sosie ». Présente-toi, tu vas gagner, j’en suis sûr. Je peux te recommander à un ami qui travaille sur cette chaîne. Tu vas gagner, mon vieux, tu ressembles comme un frère jumeau à García Márquez. C’est incroyable !

Gabo m’a regardé et a dit une phrase que j’ai mis quelques secondes à comprendre: « Mentir et manger du poisson demandent beaucoup d’attention. »
Cela voulait dire qu’il n’avait pas l’intention d’interrompre la dégustation de son congre et que c’était à moi de nous débarrasser de ce bonhomme.

– Oui, mon vieux, il ressemble à García Márquez et on te remercie de nous avoir parlé du concours. On va aller à la télé, je suis sûr moi aussi que mon associé va gagner mais maintenant, s’il te plait… »
Le type a bougonné un « OK » puis est retourné à sa table.

– Le concours, tu n’en parles pas sérieusement ? a marmonné Gabo pendant qu’on commandait du mote con huesillo*, le dessert chilien par excellence.

On maudissait le Nescafé qu’on nous avait servi pour parachever le repas quand le type et sa compagne se sont levés de table mais, avant de sortir, il est revenu et a laissé tomber une sentence qui mérite de passer à la postérité :
– La ressemblance est très grande, on ne peut pas le nier, mais en y regardant bien, tu es plus vieux et plus moche que García Márquez.

Depuis ce jour-là, chaque fois que nous nous sommes revus, mon cher, mon vénéré Gabo m’a demandé : « Lucho, tu te rappelles la fois où j’ai été plus vieux et plus moche que moi-même?

Comment aurais-je pu oublier cette histoire partagée avec un géant appelé García Márquez, Gabo pour les intimes. ? »

*Dessert composé de blé concassé et d’abricots secs.

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